Le poète Jean-Pierre Lemaire, Grand prix de l’Académie pour l’ensemble de son oeuvre a publié « Bernadette Soubirous, la plus secrète des saintes » (Ed. Age d’homme). Il répond aux questions de Béatrice Rouquet.
Dans votre livre « Bernadette Soubirous, la plus secrète des saintes », vous racontez comment, pendant des années, vous êtes venu à Lourdes sans la remarquer. En découvrant le film de Jean Delannoy, lors d’une séance de cinéma, vous avez été ému aux larmes. Des larmes qui, écrivez-vous, étaient un « don » et posaient une question : « quel cadeau avais-je reçu ? » De quelle manière cette rencontre avec Bernadette a-t-elle été un cadeau ?
Pendant vingt ans, je suis venu à Lourdes pour participer à une manifestation culturelle qui rayonne dans les Hautes-Pyrénées. Cela a été une porte d’entrée pour découvrir la cité mariale, où Bernadette demeure discrète, comme elle l’a été tout au long de sa vie. A Lourdes, les pèlerins viennent voir Marie ; c’est elle qui nous accueille pour nous conduire à son Fils. Ma rencontre avec Bernadette était inattendue. Lorsque j’ai vu les films « Bernadette », puis « La passion de Bernadette », je me suis dit que, dans sa vie, se trouvait la Vérité. J’ai alors cherché à mieux la connaître, et j’ai lu nombre de livres la concernant. Quand s’est imposée l’idée d’écrire un livre, j’ai voulu creuser le sens de cette rencontre, et j’ai osé une parole à la première et la troisième personne. Il n’était pas question de me lancer dans une biographie ou d’essayer d’approfondir sa spiritualité. D’autres l’avaient déjà fait, avec beaucoup de talent et de justesse. J’ai voulu montrer ce en quoi Bernadette pouvait éclairer notre chemin.
En dressant le portrait de Bernadette, vous citez le poète Philippe Jaccottet qui écrivait : « l’effacement soit ma façon de resplendir »… En quoi l’expérience poétique vous a-t-elle permis d’approcher le mystère de Bernadette ?
Ces mots pourraient très bien convenir à Bernadette qui voulait diminuer pour laisser croître Jésus en elle. L’expérience poétique, c’est celle d’une pauvreté devant un mystère. Lorsque je commence à écrire un poème, je suis comme analphabète. Il faut trouver les mots justes devant quelque chose qui me dépasse. Bernadette a mis du temps à nommer Aquero. L’expérience poétique naît d’un émerveillement, d’une émotion devant l’inattendu. Cette expérience de pauvreté rejoint celle de Bernadette, dans la façon d’être disponible aux imprévus de Dieu.
De quelle manière s’est exprimée l’humilité de Bernadette ?
Il ne faut pas dissocier l’humilité de la vérité. L’humilité ne doit pas nous incliner à nous rabaisser à tout prix. Elle est consentement à ce que nous sommes, dans nos limites et nos pauvretés. La Vierge a choisi Bernadette dans sa pauvreté, et c’est le fait d’avoir été choisie qui a émerveillé Bernadette. Elle n’avait pas de mérites particuliers, mais la Vierge s’est adressée à elle avec beaucoup de respect. Pour Bernadette, l’humilité a été un chemin, dont le point de départ n’était pas celui d’un effort ascétique mais bien plus de la certitude d’être aimée telle qu’elle était. Cela s’adresse à chacun de nous : nous savons que nous sommes aimés et attendus pour porter quelque chose, tels que nous sommes. Nous sommes dans un dessein de Dieu.
Vous écrivez : « Nous ne bénéficions pas d’apparitions comme la voyante mais nous sommes dans la même main de lumière qui réchauffe, rend malléable et remodèle notre argile humaine pourvu que nous nous laissions recréer comme elle y a consenti… »
Bernadette avait un caractère bien affirmé, mais elle était sans raideur. Elle a accepté les moyens que Dieu et l’Eglise lui proposaient pour se laisser conduire. A Lourdes, les pèlerins revivent l’expérience du baptême. Le baptême, c’est Dieu qui reprend notre argile humaine pour nous donner la plénitude. Les moyens donnés à Bernadette n’étaient pas évidents : ils étaient ceux de l’obéissance à l’Eglise et à sa communauté. Elle a cheminé avec patience. Quand elle a discerné quel était son chemin, elle y a pleinement consenti. Elle ne s’est pas réfugiée dans ce qu’elle avait vécu. Elle s’est laissée faire, elle s’est laissée recréer. Cela nous concerne tous. Nous sommes invités à adhérer aux moyens que l’Eglise et les événements nous proposent. Ces moyens de l’Eglise sont l’insertion dans la vie même de l’Eglise : les sacrements, la vie en communauté, le dialogue avec nos frères en Eglise, l’écoute de la parole de Dieu.
Vous dites également : « Si Bernadette est mystérieuse, ce n’est pas d’abord parce qu’elle a quelque chose à cacher, mais parce que le mystère a pris en elle toute sa place »…
Même si Bernadette a reçu des révélations privées, cela ne fait pas son mystère. Ce qui frappe chez elle, c’est sa profondeur qui nous échappe. Nous connaissons sa vie, ses parents, sa situation sociale… mais nous découvrons qu’elle vit de la vie même de Dieu ; elle a consenti à se laisser habiter par cette vie de Dieu. Elle est toute entière dans ce rayonnement mystérieux. L’abbé Pomian disait d’elle qu’elle était « la meilleure preuve des Apparitions ». Elle était une jeune fille très ordinaire, pleine de bon sens, et dans le même temps, elle était porteuse de ce mystère.
Vous écrivez : « Si nous voulons résister à l’érosion, il nous faut régulièrement faire mémoire des grâces reçues, leur accorder une place décisive, un rôle cardinal dans la relecture de notre vie au lieu de les laisser raboter, voire annuler par les côtés négatifs ; sans cette vigilance, on ne retient de l’ensemble qu’un bilan mitigé, une grisaille plutôt triste en fin de compte, et dans la pénombre, on ne sait plus d’où venait la lumière. »
Bernadette a bénéficié des Apparitions mais plus rien ne s’est passé ensuite. Quand l’évêque lui a demandé si elle avait eu d’autres révélations, elle a répondu par la négative, disant qu’elle était comme tout le monde. Mais elle n’a pas laissé s’effacer cet événement de sa vie. Dans nos vies, nous recevons tous des signes qui viennent baliser notre route. Mais au cours de notre vie ordinaire, nous laissons souvent s’éroder le souvenir de ces moments. La vie redevient banale. Or Bernadette faisait mémoire des grâces reçues, tout comme le peuple juif qui célébrait les événements de sa libération, tout comme l’Eglise qui fête les dates importantes de son calendrier… Faire mémoire des grâces reçues permet de dire que la vie a un sens. Sinon la grisaille finit par éteindre la lumière dont nous avons bénéficié.
En vous lisant et en vous écoutant, on ne peut s’empêcher de penser que vous cultivez avec Bernadette une amitié qui traverse le temps…
J’aime à m’adresser régulièrement à Bernadette. Nous la savons proche de nous : nous avons des photos, le récit de sa vie, nous pouvons nous recueillir à Nevers devant la châsse qui abrite son corps. Il y a des moments où Dieu nous paraît loin. Péguy recommandait alors de s’adresser à la Vierge ; il s’agissait d’une « prière de recours. » Parfois la Vierge même semble loin, on peut alors s’adresser à Bernadette. Elle est comme un échelon qui nous permet de monter vers la Vierge et vers le Christ.
Vous citez Jean-Paul II qui priait ainsi Marie : « Ne permets pas que nous passions notre chemin en oubliant ton appel. »
Nous avons reçu des appels, des lumières… Le danger, c’est de les oublier. C’est un risque qui existe même dans les évangiles. Les apôtres discutent entre eux, et craignent de manquer de pain. Jésus leur dit : « Ne vous souvenez-vous pas de la multiplication des pains et des poissons ? » Nous oublions les événements qui devraient nous donner confiance. Nous faisons comme si nous avions à vivre notre vie tous seuls. Or il ne faut pas oublier les moments où nous avons été aidés ; ces aides constituaient un appel pour aller plus loin.
Pouvez-vous nous parler de votre amour pour Lourdes ?
La Grotte, c’est la porte du Ciel. A Lourdes, on se trouve à une frontière : la Vierge s’est manifestée à cet endroit et, quand on fait un pèlerinage, elle semble là plus proche de nous. Au moment où mon père est décédé, j’ai beaucoup pensé à Lourdes. Il avait franchi une frontière. Lourdes c’est une porte entre le monde ici-bas, et le Royaume des Cieux. A Lourdes, on croit mieux à la Vie Eternelle, à la Résurrection. A Lourdes, j’aime aussi la foule qui révèle l’image extraordinaire de l’humanité la plus simple. Une foule qui est le peuple de Dieu. Nombre de pèlerins ne feront cette démarche qu’une seule fois dans leur vie. C’est très fort.
Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité de vous rendre à Nevers ?
Il s’agissait de mieux connaître Bernadette. Elle a passé à Nevers le tiers de sa vie. L’Eglise dit que Bernadette est devenue sainte à Nevers. Son chemin a été celui de l’acceptation d’un exil loin de sa famille, de sa Grotte et de son pays natal, celle d’une vie quotidienne parfois difficile, mais aussi une attitude de service envers ceux qu’elle côtoyait. Elle consolait les novices loin de leur famille, elle a eu une vie de chrétienne éclairée par les Apparitions. Elle a vécu sa passion, tant au niveau des épreuves physiques que morales. J’ai aussi aimé à Nevers le parcours que les religieuses proposent de faire pour se mettre dans les pas de Bernadette. Et puis ce pèlerinage m’a permis d’écrire le dernier chapitre de mon livre, à la demande de l’ami qui m’avait proposé de me lancer dans cette aventure littéraire.
Dans votre œuvre, la foi est très présente. Comment naît un poème ?
Un poème naît à partir d’une rencontre, d’un objet, d’un souvenir, d’une scène de l’Evangile. C’est l’émotion qui surgit devant quelque chose de nouveau ; un poème élargit la vie, la rend plus profonde. Il peut naître d’une lumière ou d’une douleur. Ecrire c’est maintenir cette ouverture qui s’est manifestée, un peu comme une fenêtre qui s’est ouverte. Les mots sont la pince-à-linge qui empêche la fenêtre de se refermer. Bien des années plus tard, on relit un poème et la fenêtre est de nouveau ouverte…
Quelle est votre définition de l’Espérance ?
L’Espérance se fonde sur la confiance. Elle est liée profondément à la foi. C’est la conviction que l’on est attendu par Quelqu’un au-delà de ce que l’on voit. Même si notre vie paraît chaotique, elle a un sens. C’est savoir que tout ce que l’on a vécu n’était pas absurde ; nous n’avons pas à vivre seulement dans l’immédiat. Nous sommes attendus par Quelqu’un qui nous aime, qui nous l’a déjà montré. A cette lueur, nous sommes invités à regarder devant !