A la veille des Apparitions de 1858, les temps sont durs. La famine affecte les plus pauvres qui, dès 1855, ont eu à subir les conséquences de mauvaises récoltes. Pendant l’été 1856, le fléau s’est accru, incitant le procureur général de Pau (chargé des départements des Landes, Hautes et Basses-Pyrénées) à rendre compte de la situation : « La récolte de blé est en moyenne du tiers d’une récolte ordinaire… L’oïdium qui depuis trois ans supprime toute vendange est arrivé au maximum… Le maïs qui était à 13 francs au mois de mai est à 27 francs. Le blé est monté jusqu’à 42 francs. » En septembre 1856, Napoléon III s’entretient avec le procureur à Biarritz. Il décide d’envoyer des charrettes militaires chargées de farine pour qu’elle soit distribuée aux pauvres.
Ce jour-là, alors que Mlle Estrade se recueille à l’église devant l’autel de la Vierge, le petit Jean-Marie remue des chaises. Elle lui impose silence, mais, à cinq ans, l’enfant peine à lui obéir. En le dévisageant, elle s’aperçoit qu’il est mal vêtu et a mangé de la cire. Elle le prend alors sous sa protection, et pendant quelque temps l’invitera à manger sans qu’il consente toutefois à entrer dans ses appartements. « Le palier de l’escalier lui servit toujours de table », racontera-t-elle plus tard. Jean-Marie, c’est le frère de Bernadette. Au cachot, l’argent manque. Expulsés du pauvre réduit de la maison Rives-Pélat, les Soubirous ont emménagé dans ce « bouge infect et sombre » en 1857. Rue des Petits-Fossés, le rez-de-chaussée insalubre, qui appartient au cousin Sajous, fait partie de l’ancienne prison désaffectée.
Le 27 mars 1857, une épreuve particulièrement injuste frappe la famille Soubirous. Quand il était meunier, François Soubirous avait bon cœur et, avec Louise, sa femme, faisait l’avance aux clients en difficulté. Mais l’époque a changé. Ruiné, le chef de famille est devenu brassier. Quand, deux sacs de farine viennent à disparaître à la boulangerie, les soupçons tombent sur lui. « C’est l’état de sa misère qui m’a fait croire que ce pouvait être lui », avouera le plaignant. Durant une semaine, François Soubirous sera incarcéré. L’affaire se terminera par un non-lieu, mais pour avoir séjourné en prison, il trouve moins facilement du travail. Les jours sans embauche, il reste étendu sur son lit pour économiser ses forces et laisser le pain aux siens.
L’hiver 1857 s’annonce rude. Bernadette est placée à Bartrès comme servante de ferme chez sa nourrice. Plutôt que d’aller à l’école et au catéchisme, comme on le lui avait promis, elle garde des cochons, des moutons et remplit les tâches d’une domestique.
Dans la foi, elle puise sa confiance : « Quand on sait que Dieu le permet, on ne se plaint pas. » Depuis qu’elle a réchappé du choléra qui, a emporté 38 personnes durant l’automne 1855, elle souffre d’un asthme tenace. Sa santé est définitivement abîmée. Entre le haut et le bas de la ville, les inégalités sont criantes. En haut, prospère une petite société éduquée et industrieuse ; en bas, c’est la misère noire. Au centre du bourg, trois places organisent la vie communautaire : la place Marcadal réservée au marché, le campbéziau ou champ commun, la place du porche sur laquelle s’élevait l’église Saint Pierre, rasée en 1904.
A travers la ville transformée en hôpital à cause du choléra, l’abbé Peyramale, arrivé à Lourdes en mars 1855, s’est illustré par sa conduite, tout comme le commissaire Dominique Jacomet (34 ans), nommé en novembre 1853. Avec le maréchal des logis d’Angla, ce dernier frictionnait le dos des malades avec des bouchons de paille.
Dans « Le Pays de Lourdes et de ses environs » (1894), G. Marès décrit Lourdes en 1858 : « La classe bourgeoise se composait de quelques rares familles ; la classe intermédiaire n’existait pas ; la classe laborieuse était misérable. Chacun se faisait, cependant, à sa position. La ville était pauvre et probe. Les frais de subsistance y étaient réduits à leur plus simple expression ; la farine de maïs et le lait formaient à peu près seuls la nourriture des humbles. L’hiver, ceux-ci allaient à la forêt chercher le bois nécessaire à la cuisson des aliments et au chauffage de l’unique chambre de leur pauvre logis. (…) L’instruction était peu développée en l’absence de tout établissement d’éducation secondaire. »
Du printemps à l’automne, Lourdes voit passer une aristocratie et une bourgeoisie dorée qui vont prendre les eaux, à Cauterets, Barèges ou Luz-Saint-Sauveur. C’est ainsi qu’en août 1859, alors qu’ils se rendent à une cure thermale, les souverains sont de passage.
Cependant, depuis la construction d’un tribunal en 1804, Lourdes avait son « monde ». La gendarmerie avait ouvert ses portes en 1825. Le commissariat de police s’était installé en 1834. Quant à l’hôpital, bâti en 1805, il était placé sous la responsabilité de la congrégation des Religieuses de Nevers.
En décembre 1855, Lourdes compte 4.221 habitants. Bien avant les Apparitions, la ville était très croyante et religieuse. En 1062, Bernard Ier, comte de Bigorre, avait décidé de dédier la Bigorre à Notre-Dame du Puy ; c’est pourquoi la région abritait de très nombreuses chapelles consacrées à la Vierge. Située sur l’une des voies secondaires de Saint Jacques, Lourdes avait reçu, hébergé et soigné nombre de pèlerins dans les établissements de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean. Les confréries, nombreuses, disposaient de leur propre oratoire.
L’historien Gustave Bascle de Lagrèze a relaté cette tradition ancienne: « Presque tout le peuple entre dans ces associations, aussi philanthropiques que pieuses. (…)La caisse commune reçoit l’offrande hebdomadaire de l’ouvrier plein de force et de santé pour la rendre un jour à l’ouvrier souffrant de maladie et de misère. (…) La confrérie de Notre-Dame-des-Grâces se compose de laboureurs ; celle de Notre-Dame-du-Mont-Carmel d’ardoisiers ; celle de Notre-Dame-de-Montserrat, de maçons ; celle de Sainte-Anne, de menuisiers ; celle de Sainte-Luce, de tailleurs de pierre ; celle du Saint-Sacrement, des marguilliers ; celles de Saint-Jean et de Saint-Jacques, de tous ceux qui ont reçu l’un ou l’autre de ces noms en baptême. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les femmes font aussi partie de plusieurs associations religieuses, celles du Rosaire, du Sacré-Cœur… ». Peu à peu ces confréries ont laissé la place aux corporations de métiers, davantage axés sur l’apprentissage et la défense des codes de métiers.
Au milieu du XIXe siècle, l’économie de Lourdes est essentiellement basée sur les carrières de marbre et d’ardoise. La pierre de Lourdes a une bonne renommée. Les pierres apparentes du pont Napoléon à Luz-Saint-Sauveur et les 14 disques de la colonne commémorative viennent de ses carrières. Marchés et foires sont réputés dans toute la région. Au marché de juillet 1848, les chiffres témoignent d’un bon approvisionnement : 170 bovidés, 105 moutons, 970 veaux. Réorganisée en mars 1848, la garde nationale est sollicitée chaque année pour la surveillance des foires et des marchés. Elle tombera en désuétude sous l’Empire. Rattachée à la garde nationale, la compagnie des sapeurs pompiers a été créée en 1834. Durant 18 ans, le maire Anselme Lacadé, nommé en février 1848, a mis en place les structures de base de la vie économique de la cité. Il y a grand mouvement de militaires au château, ce qui réjouit le maire, car ces derniers sont de bons clients des commerces de la ville. La région bigourdane pratique intensément l’élevage des chevaux afin de répondre à la demande de l’armée.
En marge de la cité, des moulins s’échelonnent le long du ruisseau Lapaca. Le 7 janvier 1844, Bernadette est née dans l’un de ces moulins. Jusqu’à l’âge de dix ans, elle vivra une enfance heureuse et profondément équilibrante avant de connaître les heures difficiles où « le pain quotidien » est souvent maigre et où l’expulsion d’un moulin à l’autre signe une triste période. Mais au cœur d’une famille unie dans les meilleurs moments comme dans la détresse, Bernadette a confiance. Le 11 février 1858, la jeune fille de 14 ans, droite et bonne, sort du cachot avec Toinette et Baloum pour aller chercher du bois… Sa rencontre avec la Vierge Marie va bouleverser le cours de l’histoire de Lourdes.
Les foules affluent à Massabielle : 8.000 personnes en mars 1858 ; 20.000 en avril 1864 ; 50.000 en mai 1866 pour l’inauguration de la Crypte, bénie par Mgr Laurence en présence de Bernadette. Le 9 mars 1866, la gare de Lourdes a été inaugurée ; le 16 juillet 1867, quelque 700 pèlerins originaires de Bayonne arrivent par le rail. Après les Apparitions, soucieux de créer le domaine des Sanctuaires, l’évêque achète de nombreux terrains privés et aussi des communaux.
En mai 1866, Lourdes compte trois hôtels, dix limonadiers, 14 aubergistes. En 1893, Jean Barbet écrit : « Le ruisseau du Lapaca a presque disparu, disparus aussi les moulins et les vieilles maisons enfermées et tristes qui s’y cachaient. A la place s’élèvent des magasins et des hôtels magnifiques. » Nombre de familles lourdaises se lancent dans l’hôtellerie.
Les pères assomptionnistes, les petites sœurs de l’Assomption, les novices se chargent des soins médicaux et des transports de malades de 1873 à 1880. Pour répondre à une demande et une affluence sans cesse croissantes, la nécessité de faire appel à des bénévoles se fait jour. Le Père Picard fonde alors l’hospitalité Notre-Dame du Salut. Aujourd’hui, six millions de pèlerins affluent du monde entier pour se recueillir à Massabielle. Sur les pas de Bernadette, chacun se retrouve en vérité dans un esprit de fraternité et d’espérance.
Béatrice Rouquet.
Photos : Philippe Cabidoche.
Bibliographie :
« Lourdes, sur les pas de Bernadette », d’après l’abbé Joseph Bordes, recteur émérite des Sanctuaires de Lourdes (éditions MSM)
« Lourdes, récit authentique des Apparitions », de René Laurentin (éditions Lethielleux)
« Les archives secrètes de Lourdes », de Jean Omnès et Baudouin Eschapasse (éditions Privé)
« Les maires de Lourdes de 1694 à 1989» de Jean Labourie, documentaliste, et Roger Mézaille, rédacteur (édition Atlantica, ville de Lourdes)
« Autrefois Lourdes », de Laurence Catinot-Crost (éditions Atlantica autrefois)