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Prédestination et liberté

Que signifie la prédestination?

Lever de soleil depuis le Mont Sinaï

Saint Paul emploie ce mot de prédestination: «Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ […]. Il nous a choisis dès avant la création du monde, pour que nous soyons saints et irréprochables devant lui, nous ayant, dans son amour, prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus-Christ, selon sa libre volonté» (Ep 1, 3-5).

«Pré» indique en français une antériorité. Dire que Dieu nous a prédestinés pourrait faire croire que Dieu a tout prévu d’avance pour nous: certains seraient destinés à être sauvés… et d’autres pas. C’est ce que pensait Calvin lorsqu’il parlait d’un «décret divin d’après lequel chaque individu est destiné d’une façon infaillible et éternellement vraie à être sauvé ou damné.[1]» Cela nous choque, car alors qu’en est-il de la bonté de Dieu pour tout homme?

Parler ainsi, en effet, c’est oublier que Dieu n’est pas dans le temps comme nous; il n’y a pas en lui d’antériorité. Il vit dans un «aujourd’hui» éternel, si l’on peut dire. Dieu sait tout, mais cela inclut notre liberté qui, elle, grandit dans le temps. La difficulté vient pour nous du fait que nous avons du mal à penser l’articulation du temps et de l’éternité.

Martin SCHAFFNER (1478–1548) : l'Annonciation, Alte pinakotek, Munich

 

Prenons un exemple, celui de la Vierge Marie. Dieu l’a prédestinée à être la mère de son Fils (LG 61) et pourtant, le jour de l’annonciation, l’ange Gabriel vient lui demander si elle accepte de répondre oui. Saint Bernard la suppliait ainsi: «Ta réponse, ô douce Vierge, Adam tout en larmes l’implore, exilé qu’il est du paradis avec sa pauvre descendance. Ta réponse, Abraham l’implore, David l’implore, tous ils la réclament instamment, les saints pères; ils sont tes ancêtres et ils habitent, eux aussi, au pays de l’ombre de la mort. Ta réponse, le monde entier l’attend, prosterné à tes genoux. Et ce n’est pas sans raison, puisque de ta parole dépend la consolation des malheureux, le rachat des captifs, la délivrance des condamnés, en un mot le salut de tous les fils d’Adam, qui sont toute ta race.» Marie était prédestinée et elle était libre. Parler de liberté, c’est dire que tout n’est pas décidé d’avance; la prédestination n’implique pas une fatalité.

Pourrait on dire que nous appelés à «devenir» des fils de Dieu?

Oui. Nous lisons, toujours dans la lettre aux Ephésiens, que nous sommes «prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus-Christ.»

La création de l’homme est l’œuvre de la Trinité toute entière. Celle-ci tint conseil, avant la fondation du monde, et décida de créer l’homme à l’image du Fils. Sainte Mechtilde met ces paroles dans la bouche du Fils: «Père bien-aimé, je veux avoir ma fécondité, et puisque nous voulons opérer une merveille, formons l’homme à mon image. Et bien que je prévois de grandes douleurs, je ne laisserai pas d’aimer l’homme éternellement.» L’homme a donc été créé à l’image du Fils, et plus précisément du Fils incarné, du Christ, en qui tout devait être récapitulé. De toute éternité, Dieu a voulu que les hommes soient des membres de son Fils; il a voulu l’Eglise à l’image de la communion trinitaire.

Le Fils est le Fils Unique, mais le Père ne voulut pas qu’il soit l’unique fils. Il a fait don à l’homme d’une vocation filiale pour qu’il soit fils dans le Fils. Mais la réponse d’amour de ces fils adoptifs devait être libre; aussi au don de la filiation a été joint le don de la liberté. La seule chose que Dieu ne pouvait pas donner à l’homme, c’est d’être Dieu. L’homme est une créature, il est donc changeant, il n’est pas stable dans le bien. Une liberté créée est une liberté faillible. Cette fragilité de l’homme pouvait mettre en échec le dessein de Dieu, aussi le Père décida-t-il de donner le remède avec le don: il donnerait son Fils pour faire du refus le chemin même du don! Suprême don. Le Fils est venu en effet montrer aux hommes créés à son image, appelés à être fils en lui, comment leur liberté égarée pourrait, à travers la souffrance et la mort, revenir vers le Père. De toute éternité, «avant la fondation du monde», Dieu a donc pensé le don et le remède; il nous a élus dans le mystère de l’Agneau immolé: «Vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères par un sang précieux, comme d’un agneau sans défaut et sans tache, le Christ, connu par avance avant la fondation du monde et manifesté dans les derniers temps à cause de vous» (1P 1, 18-20).

Mont Nébo, Terre sainte

Le Fils est venu remettre sur le chemin d’une liberté filiale l’homme à la liberté dévoyée par le péché. Enracinée dans celle du Fils, la volonté de l’homme serait ajustée à la volonté du Père. C’est le Fils incarné, obéissant à son Père jusqu’à la croix, qui nous permet de répondre, à travers la souffrance et la mort, à notre vocation filiale. La maladie, vécue en communion avec le Seigneur, peut ainsi devenir un chemin de vie filiale.

Notre liberté n’est-elle pas d’autant plus grande que nous sommes davantage fidèles à ce que nous avons reçu?

Il y a effectivement un lien entre le don reçu de Dieu et la croissance de la liberté.

Nous sommes appelés à devenir fils dans le Fils, à participer à la vie de Dieu et à entrer en communion avec lui. Le Christ lui-même nous montre le chemin du bonheur auquel nous sommes appelés et nous répondons librement à cette vocation tout au long de notre vie. La liberté, c’est justement «le pouvoir donné par Dieu à l’homme d’agir ou de ne pas agir, de faire ceci ou cela, de poser ainsi soi-même des actions délibérées. La liberté caractérise les actes proprement humains. Plus on fait le bien, et plus on devient libre. La liberté tend à sa perfection quand elle est ordonnée à Dieu, notre bien suprême et notre béatitude.[2]» Plus on se rapproche de Dieu et plus on vit en fils de Dieu, plus on devient libre.

Pour un chrétien, la liberté est une aptitude à agir avec excellence et perfection chaque fois qu’il le désire: le choix du mal est un manque de liberté. Donnée en germe, cette liberté se développe progressivement par l’éducation jusqu’à la maturité. Elle réunit nos actes en un ensemble ordonné par une finalité qui les relie intérieurement: le bonheur dans l’union au bien plénier. Plus nous pratiquons la vertu – qui n’est autre que le pouvoir d’agir avec perfection -, plus nous devenons libres.[3] Obéir avec amour aux commandements que le Seigneur a donnés à ses fils pour baliser leur route, obéir par amour du bien, cela nous rend de plus en plus libres.

Mais bien souvent aujourd’hui, la liberté est comprise comme un pouvoir de choisir entre les contraires: la liberté réside, pense-t-on, uniquement dans la volonté indifférente envers des contraires. Le choix entre le bien et le mal devient alors essentiel pour qu’il y ait liberté. Chaque acte libre est indépendant des actes déjà posés et l’on se trouve sans cesse en face de cas de conscience successifs. Liberté et fidélité, dans ces conditions, n’ont pas de point commun.

Pour suivre ce chemin, ne faut-il pas «veiller et prier» comme il est dit dans l’Evangile?

Si vous voulez. C’est Dieu qui nous donne de grandir dans la liberté car sans sa grâce il nous serait impossible de faire le bien. Or Dieu donne à ceux qui lui demandent. Il faut donc le prier, lui demander de mettre la charité dans notre cœur, car seul celui qui fait le bien par amour est libre. Et la charité, c’est le Saint-Esprit qui la répand dans nos cœurs. Cela nécessite une conversion, car il nous est souvent difficile de faire le bien par amour.

Pour faire le bien par amour, il faut être attiré par le bien, le voir comme une source de bonheur. Saint Augustin appelait cet attrait délectation; une joie profonde l’accompagne. Il prend l’exemple d’un enfant qui se met à courir quand on lui présente des noix. Mais Dieu seul peut nous donner d’être attiré par le bien, de nous délecter dans ses commandements: «Qui peut s’attacher de cœur à ce qui ne l’attire pas? Et qui a en son pouvoir de faire ou bien que vienne à sa rencontre ce qui puisse lui plaire, ou bien de s’y complaire lorsque cette rencontre aura lieu? Dès lors, quand nous attire ce qui doit nous porter vers Dieu, c’est par sa grâce que cela nous est inspiré et accordé; ce n’est acquis ni par notre volonté ou par notre activité, ni par les mérites de nos actions; puisque là où il y a acte de volonté, inclination d’intérêt, ou action débordante de charité, c’est Dieu qui l’accorde, c’est Dieu qui le donne avec largesse.[4]»

Sœur Marie Ancilla

Etre attiré est un don de Dieu, mais cela ne diminue pas notre liberté, car nous sommes attirés par ce que nous aimons et nous cherchons à l’atteindre librement. Si c’est le Christ que nous aimons, si c’est à lui que nous voulons ressembler, alors nous lui obéissons par amour et nous grandissons dans la liberté.

Sœur Marie-Ancilla, moniale dominicaine à Lourdes

http://mancilla.op.free.fr/

Photos : Philippe Cabidoche


[1] Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, III, XXI, éd. J. D. Benoît, t. 3, p. 405.

[2] Compendium du Catéchisme de l’Église catholique.

[3] Voir S. Pinckaers, Les Sources de la morale catholique, Cerf, Paris, p. 381-385.

[4] Saint Augustin, . ad. Simpl., L. I, q. II, 21.

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